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La petite dans la forêt profonde

© Photo Y.P. -

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Tu ne violeras pas ta belle-sœur !
Même si tu es jeune et si tu es roi de Thrace, nous dit Ovide !

Ce jeune roi de Thrace, donc, c’est Térée, marié à Procnée. Le couple a un fils de cinq ans, Itys.
La reine quant à elle est l’aînée d’une petite sœur, Philomèle, qu’elle invite à la rejoindre dans son palais.
Las ! Térée va entraîner cette toute jeune fille dans une bergerie au fond d’une forêt afin d’abuser ignoblement de sa candeur. Il va la violer.
Pour ne pas qu’elle puisse raconter au monde son malheur, pour qu’elle ne puisse pas témoigner, ce salopard lui coupera la langue.

Afin de venger sa cadette, Procnée n’aura d'autre choix que de sacrifier son fils, engendré par son mari violeur, et de lui servir en ragoût lors d’un dîner macabre.
Une fois la vengeance accomplie, les deux sœurs se métamorphoseront, toujours selon Ovide, l’une en hirondelle, l’autre en rossignol.

Philippe Minyana s’est emparé du mythe de Procnée et Philomèle, dans un texte qui va faire en sorte de nous mettre en perspective la pulsion de désir incontrôlable et le passage à l’acte qui s’en suit.
A l’heure du #Metoo, on comprend évidemment combien il a été nécessaire pour l’auteur de nous rappeler ce mythe mettant en lumière cet horrible crime prémédité, et surtout accompagné de la volonté manifeste par son auteur de vouloir le taire à jamais.
A l’heure où les langues se délient de plus ne plus, et ce, dans tous les milieux, y compris dans celui du théâtre, dès lors que les êtres ignoblement abusés se mettent à raconter et témoigner, cette pièce nous rappelle que ce passage à l’acte n’est pas inéluctable, et surtout, surtout, qu’il ne doit pas être impuni.
Roi, présentateur de journal télévisé, animateur radio, youtubeur, qu’importe la notoriété…

Sur le plateau, les deux sœurs nous attendent.
La grande sœur. La petite.

Le groupe californien The Mama’s and Papa’s chante l’un de ses tubes, Dream a little dream of me.

Avant d’entrer dans le vif du sujet, dans la narration du drame, Louise Ferry et Clémence Josseau vont planter le décor, et ce, de façon sonore.
Ce sera une forêt menaçante, qu’elle vont illustrer pour nos oreilles au moyen d’objets dont elles passent en direct les sons au sampler et au looper afin de créer une nappe faite de bruits devenus à la fois étranges et réalistes.
Nous assistons en direct au processus de création de ce « tapis », pour reprendre un terme technique de radio.

Alexandre Horréard a judicieusement mis en scène les trois moments forts de la pièce, faisant se succéder des scènes d’une grande puissance visuelle.

Elle s’avance vers nous, la Petite.
Clémence Josseau va nous dire doucement les mots de Minyana, incarnant la vulnérabilité, la candeur de Philomèle.
Elle raconte, elle témoigne, elle est la narratrice du drame.
Elle est en long T-shirt clair, jambes et pieds nus, ce qui accentue l’impression de pureté du personnage.
Nous sommes véritablement captivés et édifiés par ce qu’elle nous dit, par l’horreur du crime que la comédienne nous décrit.

Dans le deuxième acte, Louise Ferry nous dit les mots de la grande sœur. Son personnage devient la langue mutilée, un organe qui va porter au monde l’horreur de ce qui s’est passé et qu’on voulait taire.

La comédienne est déchirante, bouleversante à nous restituer la douleur, le désespoir des faits.
Puis ce sera l’annonce de la vengeance, dans une froide intensité.
Le sang devra répondre au sang.

Les deux comédiennes inversent alors le rôle de « bruiteuse en direct ».

Mademoiselle Josseau interprétera elle-même la chanson mentionnée plus haut, ajoutant au fur et à mesure à sa création en couches successives des contrepoints et des contrechants délicats.
C’est une très belle séquence vocale et musicale.

Et puis la troisième partie. Le banquet vengeur.
Le roi et la reine sont réunis, mais éloignés l’un de l’autre, avec leur couronne respective, tels un père et une mère ubu dérisoires. On peut alors penser
à une autre tragédie, celle de Thyeste.
Cette vengeance, nous la touchons du doigt, nous en sentons même l’odeur, dans les premiers rangs. (Je n’en dis pas plus…)
Ce festin macabre aura sa part d’humour noir, nous sourirons devant ces deux personnages, le violeur et le bras vengeur et féminin.
Le sang coulera, la violence sera montrée, avec le retour au crime déclencheur du mythe.

Je suis sorti du théâtre des Déchargeurs admiratif devant cette entreprise artistique maîtrisée de bout en bout, avec des parti-pris scénographiques et dramaturgiques tous plus réussis les uns que les autres.

Clémence Josseau, Louise Ferry et Alexandre Horréard sont parfaitement parvenus à porter sur le plateau les mots de Philippe Minyana.
Et ce, sans tomber dans un pathos inutile ni une surenchère gore, mais en nous montrant des images fortes, terribles et nécessaires.

Ce moment de théâtre nous rappelle cette salutaire prise de conscience de notre société devant l’emprise qu’un être humain masculin peut en avoir sur un autre, débouchant sur ce crime abject qu’est le viol.
C’est hélas encore une démarche indispensable. L’actualité médiatique du jour en est la preuve.
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© Photo Y.P. -

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