30 Octobre 2019
Vas-y Madame !
Ou quand c'est la peinture, beaucoup plus que la soudure, qui adoucit les mœurs.
Tigrane Faradi. Un lycéen de 17 ans, à La Seyne-sur-Mer. En CAP de chaudronnerie.
Un destin écrit depuis la maternelle. Et peut-être même avant.
Une mère qui est partie depuis belle lurette.
Un père alcoolique, qui préfère que son fils joue le soir au flipper avec lui, plutôt que d'étudier.
Un « enfant difficile », comme ils disent.
Un ado qui n'en peut plus.
Un ado dont on va retrouver au tout début de la pièce, les affaires au bord d'une falaise.
Lui aura disparu.
Une professeur de Français.
Une jeune prof, nouvellement nommée, pleine d'illusions, ayant encore le feu sacré, et qui va dans un premier temps savoir s'y prendre avec ce gamin, pour entreprendre ensuite de lui redonner courage, espoir et foi en lui.
Et puis surtout, qui, en l'initiant à Escher, Le Caravage, et surtout Basquiat, va découvrir le grand talent de dessinateur de Tigrane.
Si le sujet principal de la pièce, la résilience, a été traité de nombreuses fois, ici, Jalie Barcilon nous propose un état des lieux d'une rare acuité et d'une rare justesse : quand tu t'appelles Faradi, quand tu es issu « de la diversité », non seulement ton parcours scolaire est plus difficile que beaucoup d'autres enfants, mais ce parcours est carrément interrompu à la porte des grandes écoles d'Art.
Résilience face à la famille défaillante, et à un système scolaire français ô combien élitiste.
L'auteure a connu ces mômes en difficulté jusqu'au baccalauréat. Elle ne s'imaginait pas qu'ensuite, dans le petit monde de l'art, à de très rares exceptions près, « tout le monde est blanc », comme elle l'écrit.
Elle a recueilli la parole de ces ados, elle leur a demandé leur témoignage concernant la famille, l'école, l'avenir.
Et l'Art. Avec un grand A.
C'est cette parole qu'elle nous donne à entendre, par la voix de ce Tigrane.
Une parole d'une force inouïe, qu'on n'entend que trop rarement, une parole qui va décrire une sombre réalité.
Et puis, ce sera également une pièce qui nous parle d'amour. Une pièce qui va nous aussi nous donner raison d'espérer et d'être optimistes. Ou tout du moins d'être un peu plus lucides.
Tigrance, c'est le jeune comédien Soulaymane Rkiba.
Lui aussi a été encouragé à 16 ans par sa professeure de Français à monter sur les planches.
Comme elle a bien fait !
Le jeune homme va incarner de façon tout à fait convaincante cet adolescent rendu écorché vif, impulsif, à la limite de la sauvagerie.
En même temps, et c'est ce qui fait que l'interprétation du jeune comédien est passionnante, il réussit à rendre son personnage attachant, très touchant, sans nous faire tomber dans de fausses compassion ou pitié.
Par moment, il est un Tigrane ingénu, drôle ou bouleversant.
Soulaymane Rkiba parvient à interpréter une belle partition avec à la fois puissance et douceur.
J'ai totalement cru à son personnage, complexe et passionnant.
Sandrine Nicolas est Isabelle, la prof, Eric Leconte campe quant à lui M. Faradi senior.
Les deux comédiens sont eux aussi irréprochables.
Melle Nicolas évite elle aussi toute caricature ou pathos inutile et déplacé.
Jalie Barcilon, également metteure en scène, a pensé à rendre le public partie prenante.
Nous, les spectateurs, nous sommes pendant une heure et vingt minutes les condisciples de Tigrane.
Nous sommes les lycéens de sa classe, parmi lesquels il viendra parfois s'asseoir.
La scénographie est judicieusement basée sur l'installation de deux praticables surélevés en fond de scène représentant tour à tour une piste de skate, un flipper, une estrade scolaire ou encore la mer.
A jardin, l'espace du père, à cour, celui de la professeure.
Cette pièce ne peut laisser personne indifférent.
Elle nous décrit une impitoyable réalité sociétale. C'est évidemment l'une des fonctions essentielles du théâtre.
Il faudrait que M. Blanquer quitte pour un moment son ministère rue de Grenelle, et trouve le temps d'assister à ce spectacle...