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Probablement les Bahamas

(c) Photo Y.P. -

(c) Photo Y.P. -

Nous entrons dans la salle de l'Artistic-Théâtre-Athévains.
Un homme est déjà assis. Sur le plateau, de dos. Il fume.


Milly et Franck, deux retraités Grands-Bretons du sud, dans leur petit cottage, reçoivent.
L'invité, c'est cet homme, assis de dos, qui les écoute. Il ne dira rien.

Bien entendu, le mécanisme de la double-énonciation va fonctionner à plein régime. Ce sera à nous que s'adressera le couple, par le biais de cet invité : des conversations apparemment anodines, comme le désir de piscine de Milly, l'évocation des vacances d'amis, à Ténériffe ou aux Bahamas, ou le Doberman des voisins.


Pour autant, ils ne sont pas seuls.
Une jeune hollandaise vit avec eux depuis quelques mois, une étudiante logée en échange de travaux domestiques. Une jeune fille au pépère (et à la mémère), en quelque sorte...
Elle entend tout, et se tait. Dans un premier temps.


Bientôt, le registre de la langue va évoluer. Les mots « danger », « crainte », « peur » font leur apparition.
Le théâtre de Martin Crimp prend toute sa dimension.


Le théâtre de la menace.
Ce n'est pas pour rien qu'on considère Crimp comme l'héritier de Pinter.


La langue devient alors une arme sournoise mais ô combien efficace dans la bouche de Milly.
Elle a peur, elle vit de fantasmes complètement infondés, tout est menace pour elle, tout est sujet à lui faire éprouver une certaine terreur.

C'est ainsi qu'elle raconte ce qu'elle prend dans des actes anodins pour une agression, une tentative de viol, un braquage, sans oublier les dérives de la jeunesse à qui on laisse trop de liberté.


Le vrai sentiment de menace viendra là d'où on ne l'attend pas, raconté d'une manière glaçante par Marijka, un sentiment issu de ce qu'elle a vécu récemment, en totale opposition avec le babillage de la propriétaire.


Pour monter une telle pièce, avec un texte fait de tellement d'oppositions de registres, il fallait un metteur en scène et des comédiens vraiment habités par leur art.


Milly, c'est Catherine Salviat, la très grande Catherine, Sociétaire honoraire du Français.
Elle est cette femme de la middle-classe anglaise. Sa façon de balancer ses certitudes paranoïaques, sa manière de prendre à parti son partenaire de jeu, de s'adresser à l'invité, de papoter apparemment innocemment, tout ceci est totalement maîtrisé d'une manière phénoménale.
Elle nous fait sourire, également, à proférer avec autant d'aplomb ses élucubrations.
On se régale à l'écouter, à la regarder. Elle est parfaite. Comme d'habitude.

Frank, le mari, c'est un habitué des lieux, c'est Jacques Bondoux.
Il reçoit formidablement bien la parole de sa partenaire, en relançant juste subtilement quand il le faut. Il essaie de la tempérer cette parole, mais le comédien nous fait bien sentir son impuissance en la matière.
Une partition que je crois assez difficile.

Et puis il y a celle à qui je prédis une grande carrière depuis que je l'ai rencontrée en tant qu'élève-comédienne à la Comédie-Française, je veux parler de Heidi-Eva Clavier. (Ma prédiction est en train de se réaliser, et j'en suis ravi...)
Son interprétation de Marijka est un concentré de justesse, de nuances, de rigueur et de subtilité.
Elle m'a enthousiasmé par sa capacité à laisser planer une ombre sur son personnage et sur toute la pièce, par sa façon d'incarner le mouvement, la vie, la jeunesse, en opposition à ce qui règne dans le salon, à savoir l'immobilisme, la mort et la vieillesse des deux autres personnages.
Un très beau rôle, une magnifique interprétation.

Anne-Marie Lazarini, la metteure en scène a joué de manière on ne peut plus pertinente sur ces oppositions, linguistiques et physiques, aidée en cela par la très jolie scénographie de Dominique Bourde et François Cabanat.
Le challenge remporté haut la main était de négocier également ces oppositions dans les rapports des différents duos qui vont exister tout au long de cette heure et dix minutes.
De la très belle ouvrage ! Vraiment !

Bien entendu, cette pièce écrite en 1987 n'a pas pris une ride.
Combien en entend-on, et de plus en plus, et dans toutes les classes de la société, de ces conversations basées sur la peur imaginaire, le danger fantasmé, la menace on ne peut plus hypothétique, le tout relayé (généré ? ) par les médias d'infos aux angoissants génériques.


Hein, Franck ?

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