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Thyeste

(c) Photo Y.P. -

(c) Photo Y.P. -

Une nouvelle fois, encore une fois, Thomas Jolly nous démontre son incroyable capacité à ancrer un texte « classique », écrit voici près de deux mille ans, dans la plus universelle des universalités, et à le placer dans la plus profonde des perspectives.


Ils sont rares, ces metteurs en scène qui possèdent un tel talent.
Nous en tenons un, de ces metteurs en scène-là ! C'est décidément un grand !


Franchement, Hannibal Lecter, en comparaison d'Atrée, c'est vraiment un petit bras !
Parce qu'Atrée, c'est quand même un type qui au cours d'un banquet va réussir à faire déguster en brochettes ses deux neveux à leur père Thyeste, après les avoir assassinés, découpés et faits cuire au barbecue. Avec en bonus la dégustation d'un cocktail à base de vin et du sang des petits...


Sénèque nous emmène dans le monde de l'ultra-violence et de l'ultra-vengeance.
Bien au-delà la vengeance, même !

Il le fait d'ailleurs dire à l'un de ses personnages : « Ce n'est pas de la vengeance, c'est pire ! […] Il n'y a pas de limite à la vengeance. »


Oui, le roi Atrée se venge de son Thyeste de frère, qui jadis eut la mauvaise idée de lui ravir le pouvoir et en même temps son épouse, qu'il surnomme désormais « la putain ».


Avec le summum de l'outrage pour lui : il n'est désormais pas certain de sa descendance, qui n'est peut-être pas de lui. 


C'est par l'un des tabous les plus ultimes de l'Humanité que la vengeance va s'accomplir : le cannibalisme de ses propres enfants.


Et même cette horreur-là semblera à la réflexion insuffisante à Atrée : il pensera qu'il aurait pu faire en sorte que son frère assassine et découpe lui-même ses deux petits.


On voit par là que Sénèque ne se fait guère d'illusions : il sait que l'on peut trouver encore plus inhumain que la pire des inhumanités.


On aura également compris que Thomas Jolly se délecte cette fois-ci encore d'incarner un monstre, peut-être même le plus monstrueux de tous les monstres.


Mais que l'on ne s'y trompe pas.
Ce monstre, cet Atrée, c'est l'archétype de la monstruosité que peuvent engendrer la société et la folie des hommes.
Cette monstruosité, c'est celle qui jalonne toute l'histoire de l'humanité. Et qui continue parfois, encore et toujours...
« Tout sombrera, la religion, la confiance entre les hommes. .. » nous dit l'auteur romain.
Mais peut-être est-ce pour mieux nous mettre en garde, pour nous permettre de mieux vivre ensemble en nous montrant ce qu'il considère comme le pire du pire...


L'autre thème de prédilection de Thomas Jolly, c'est l'enfance.
Les enfants qui subissent, les enfants qui sont confrontés à l'horreur générée par les hommes.
Et il y en aura, sur scène, des enfants ! Et même des têtes d'enfants, dans un sac ensanglanté...


Nous serons plongés dans l'horreur et dans l'effroi. Il faudra son prodigieux talent pour que la catharsis opère !


Jolly maîtrise non seulement le fond, mais également la forme.
Tout d'abord, il a eu la très bonne idée de faire appel à Florence Dupont qui a traduit de façon actuelle, moderne le texte de Sénèque, lui conférant ainsi une théâtralité, une intensité, un rythme, une oralité fulgurants et magnifiques.


Et puis, la marque de fabrique du patron de la Piccola Familia est là, manifeste : les images fortes, inoubliables, les représentations scéniques très inspirées, très picturales, très iconographiques avec les fins pinceaux mouvants de lumière blanche, tels des rais divins et mystiques, le pouvoir symbolisé par des couronnes dérisoires, les nappes musicales synthétiques, les infra-basses percutantes et assourdissantes, tout est bel et bien là.
Pour notre plus grand plaisir.
Avec également un quatuor à cordes, et le maîtrise populaire de l'Opéra Comique. Encore des enfants.


Ce qu'il nous montre est à nouveau beau et morbide, sublime et gore, magnifique et sombre.
Avec ces immenses tête et main sur le plateau, symboles de l'humanité toute entière.


Les comédiens de la troupe sont comme à l'accoutumée très investis par leur rôle.
Annie Mercier est sidérante de présence, elle est glaçante en mégère, espèce de sorcière épouvantable à la robe ensanglantée, Damien Avice est un Thyeste déchirant !


Quant au patron lui-même, il est à nouveau terrifiant de fourberie, de mauvaiseté, d'horreur. De monstruosité, quoi !


Je n'aurai garde d'oublier de mentionner un passage hallucinant, parmi tous les autres passages hallucinants : Thomas Jolly fait slamer une comédienne sur du Sénèque, à grand renfort de boucles rythmiques et de projecteurs-lyres asservis.
C'est gonflé, c'est culotté. Et ça fonctionne à la perfection, au delà de toute espérance.

Ainsi donc, au cours de ces presque deux heures et demie, nous serons descendus bien au dessous des enfers. Une plongée dans l'épouvante presque indicible.
Dans un bain d'horreur. Et c'est jouissif !


Ce spectacle sidérant et époustouflant, ce choc visuel et dramaturgique est l'un de ceux qui restent à jamais gravés dans la mémoire d'un amoureux du théâtre.


Le spectacle d'un lutin de trente-six ans qui a ouvert cette année dans la Cour d'Honneur le 72ème Festival d'Avignon.
Respect total !

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