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Journée de noces chez les Cromagnons

© Photo Y.P.

© Photo Y.P.

L’homme de cro, l’homme de ma, l’homme de gnon,
L’homme de Cromagnon, c’était pas du bidon… Surtout sous les obus de 240...

Ou quand Wajdi Mouawad nous parle (ou nous parlait) de façon fascinante, drôle, bouleversante et époustouflante du tragique et de l’absurdité de la guerre.
Des guerres. Intestines, familiales et bien entendu, celle qui fera en sorte qu’il quitte le Liban à l’âge de 10 ans, après avoir en avoir vécu les trois premières années. (« Ce qui est peu de choses dans ce conflit de 18 ans », rappelle un des personnages de la pièce…)

Cette Journée de noces chez les Cromagnons, c’est une pièce de jeunesse.
Alors étudiant à l’Ecole nationale de Théâtre de Montréal, après une séance d’improvisation-logorrhée évoquant mitraillages, enfants assassinés et autres scènes épouvantables, l’un de ses professeurs lui dit « Tu ne pourras devenir acteur tant que tu ne seras pas retourné au Liban. »
Ce qui est fait à la fin de ses études en 1991.
Un mois de confrontation à la réalité.
Le futur-ex-patron de la Colline allait sur ses 24 ans…

Il est impossible, en assistant à ce spectacle, de ne pas penser à Franz Kafka ou à Samuel Beckett.
Ici, le tragique, le tragicomique même, côtoient en permanence l’absurde.
Et ce, pour notre plus grand plaisir.

D’abord, le nom de cette famille, qui nous renvoie tous autant que nous sommes à notre condition d’homo soi-disant sapiens.
Cette famille a inventé un fiancé qui doit débarquer le jour-même pour se marier avec la cadette Nelly. Se marier sous les bombes, donc, envers et contre tout, malgré l’horreur et la violence ambiante.

Une famille que le jeune auteur connaît bien. Et pour cause.
Ici, Mouawad nous parle notamment des relations difficiles avec son père.
Ces Cromagnons vont nous faire beaucoup rire, avec des engueulades homériques, une maman très haute en couleurs malgré sa petite taille, une mère forte en gueule, tendre et féroce à la fois, un fils en proie à des colères gigantesques, une sœur narcoleptique, un grand frère absent…

Absurdité, avec des scènes hilarantes comme celle mettant en scène un mouton à égorger et à dépiauter, ou bien celles de descriptions comme probablement seul Wajdi Mouawad sait le faire d’horreurs que des hommes peuvent infliger à d’autres ou à des enfants. (En ce sens, cette œuvre de jeunesse laisse poindre le terrible mais si poignant texte d’Incendies.)

Absurdité encore avec un décor et une scénographie minimalistes, où tout est de guingois, créant une impression déstabilisante. Avec également la chambre mobile de la future mariée, que l’on ne connaît dans un premier temps qu’en ombre chinoise.
Un décor qui nous permet également de voir le jeune Wajdi, dans son Canada enneigé écrire sa pièce, pour rejoindre ensuite les personnages. Théâtre dans le théâtre, deux théâtres qui n’en feront plus qu’un. Je vous laisse évidemment découvrir ce propos et ce parti-pris des plus judicieux.

Absurdité toujours, où l’on a beaucoup de mal à distinguer les bruits assourdissants de l’orage et ceux des bombes, dans un appartement, où l’on ne peut que pénétrer accroupi dans la cuisine, pour cause de snipper embusqué dans l’immeuble voisin.

Il y a quelque chose de la farce qui transparaît en permanence dans tout ceci. Une farce dramatique.

Une formidable distribution de cinq comédiennes et comédiens libanais, ainsi qu’un comédien français va interpréter tous ces personnages.
En effet, l’auteur a voulu que son texte soit traduit en langue arabe, qu’il n’écrit ni ne parle.
En 2010, date de la parution du texte, il en a confié la traduction à Odette Makhlouf, une des actrices de Mère. Elle avait d’ailleurs co-traduit Mère avec Aïda Sabra qui joue dans cette Journée.

Aïda Sabra campe donc cette Madame Cromagnon, avec un humour, une verve, un abattage, une énergie, une puissance de tous les instants.
Dans le rôle de cette mère archétypale du Moyen-Orient, elle est inoubliable.
Passant en un instant de la drôlerie à la colère, de l’humour au tragique (elle est déchirante, dans une scène où les larmes me sont venues aux yeux…), Mademoiselle Sabra nous donne une leçon d’interprétation.

Fadi Abi Samra joue son mari, aux prises avec le fameux mouton. Lui aussi nous procure beaucoup d’émotions, grâce à une large palette de jeu.
Les deux ont une scène absolument délirante sous une grande nappe. Une épatante scène de comédie !

Le reste de la petite troupe est à l’unisson, avec Jean Destrem, en auteur libano-québecois et en….. (Je n’en dis pas plus…), Layal Ghossain en fiancée en proie à la narcolepsie, Aly Harkous en ado de 17 ans survolté et révolté.
Sans oublier Bernadette Houdeib, dans le rôle de la voisine du dessous, seule membre extérieur de la famille. Elle aussi nous fait beaucoup rire, elle qui maîtrise parfaitement l’art du youyou !

En retournant à l’une de ses primo-créations, celui qui quittera volontairement les lieux le 8 mars 2026, semble vouloir achever un cycle en nous rappelant l’origine principale de son travail d’auteur et de metteur en scène.
C’est brillant, c’est bouleversant, c’est hilarant et ça nous dit combien le Monde peut être violent. C’est Mouawad !

Il faut courir à la Colline. Vous avez jusqu’au 22 juin, mais ne tardez tout de même pas à réserver !
Poil au nez !

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