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Prière aux vivants

© Photo Y.P. -

© Photo Y.P. -

L’appel.
Celui du bloc 25.
Celui où il faut rester des heures et des heures la nuit, sous un froid glacial, les pieds dans la neige.
Celui où il ne faut surtout pas faire voir que l’on est trop affaibli, si l’on ne veut pas finir au four crématoire...

L’appel, qui régit deux fois par jour le quotidien des femmes déportées du camp d’extermination d’Auschwitz.

Charlotte Delbo a fait partie des 5 % des 1,3 million de personnes déportées à Auschwitz qui n’ont pas été assassinées à la descente des « trains de la mort », avant même d’entrer dans le camp.
Elle a donc pu pénétrer dans l’enfer concentrationnaire.
(Je vous conseille à ce sujet l’ouvrage éponyme aux éditions de la Découverte de Tal Bruttmann, historien français spécialiste du sujet, avec qui j’ai eu l’occasion de participer à un voyage d’étude là-bas, en Pologne...)

Cet appel, Charlotte Delbo a pu nous le raconter, ainsi que les autres horreurs s’étant déroulées là-bas, elle qui y fut déportée à partir de janvier 1943. Elle la Résistante.

Elle qui fut l’assistante de Louis Jouvet.
Elle sera l’un des 49 survivantes de ce tristement célèbre « convoi des 31000 ». De retour de l’enfer, elle pourra dire les faits, elle pourra informer, témoigner.

Pour que ces atroces faits ne puissent jamais être passés sous silence, oubliés ou malheureusement niés. (Je rappelle également que Charlotte Delbo fut la première à réagir publiquement aux propos négationnistes de Faurisson.)

C’est ce texte qu’a eu la très bonne idée d’adapter Marie Torreton. Parce qu’il est des passages de relais qu’il faut absolument envisager, pour justement continuer à entretenir la mémoire.
Les rescapés de l’Horreur absolue sont de moins en moins nombreux. Il est donc important de faire vivre oralement leur témoignage.
La comédienne a bien compris cette obligation morale qu’ont les nouvelles générations envers leurs aînés.

Une servante allumée nous attend dans la petite salle de la Scala.
Ce sera le seul élément de décor voulu par Vincent Garanger.
Une lumière qui brille dans la pénombre, comme une présence éternelle contre l’oubli.
Marie Torreton pénètre doucement sur la scène, prenant son temps, le livre de Charlotte Delbo.

Elle s’appuie sur le mur du lointain.
Elle est éclairée en diagonale, le projecteur rasant à cour dessinant une grande ligne oblique sur la paroi.
La moitié du visage de la comédienne n’est pas éclairée. Une ombre dessine son profil sur le mur.
Elle et l’auteure. La symbolique est très forte. Personne ne s’y trompe.

Elle commence à dire les mots.
D’une voix un peu monocorde et douce. Ici, il est question de dire les faits, rien que les faits, mais tous les faits.

Et nous d’être plongés dans l’indicible.
Dire l’indicible. Dire l’horreur. Dire ce qui ne devait pas être dit mais qu’il est impératif de ne jamais oublier.

Les mots sont durs, implacables. La comédienne ne change pas de registre, continuant son texte.
Elle est bouleversante.

Elle ira par deux fois dans le public, s’asseoir parmi les spectateurs. Pour porter la parole de Charlotte Delbo encore un peu plus près de nous.
Là encore, ceci nous conforte dans l’idée que nous sommes tous concernés, nous procurant une sorte de projection intime et personnelle.
Le parti-pris fonctionne à la perfection.

Théâtre dans le théâtre.
Mademoiselle Torreton nous rappelle combien le théâtre a été important dans la captivité de l’auteure.
Elle a pu jouer avec ses camarades malgré les conditions épouvantables, et évidemment pour tenir encore et encore, elle a pu jouer une version réécrite de mémoire du Malade imaginaire, étant employée à Auschwitz par une société qui avait besoin de main d’œuvre qualifiée et surtout corvéable à merci. (On pense évidemment à la société IG Farben).

Théâtre également lorsque celle qui a écrit ce témoignage a pu acheter pour une ration de pain à une autre déportée le Misanthrope dans la collection Les petits classiques Larousse.

Il est des silences qui sont encore plus silencieux que d’autres. C’est ce que nous avons vécu hier, dans cette petite salle de la Scala, devenue lieu de mémoire.

Nous entendrons pour terminer Charlotte Delbo elle-même, dans une archive sonore, qui nous enjoindra de vivre, de faire quelque chose de notre vie.

Il faut absolument assister à ce spectacle nécessaire et indispensable.
Marie Torreton le porte de façon magnifique, bouleversante.
Et certes éprouvante. Mais la mémoire concernant ce que des hommes ont pu faire à d’autres hommes a un prix.

Ne passez surtout pas à côté de cette Prière aux Vivants.

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