24 Avril 2025
Mais ça continue, en corps et en corps…
Le corps...
Le corps et sa dictature de la compétition, dans nos sociétés que l’on dit modernes.
Les membres du collectif Petri Dish (la boîte de pétri, lieu de toutes les cultures micro-biologiques et autres expérimentations) nous proposent au théâtre de Poche de Bruxelles un remarquable spectacle.
Mêlant comédie, arts circassiens, humour, théâtre de l’absurde, quatre artistes aux talents multi-disciplinaires nous amènent à réfléchir quant à la dimension physique et compétitive que l’espèce humaine confère dorénavant à notre pauvre et dérisoire enveloppe charnelle.
Le corps comme principal objet du culte de la réussite, de la championnite, du paraître, de l’ambition et de l’affirmation de soi !
Tout commence dans le noir, par une puissante infra-basse, dont la très grave fréquence confère au son un grain qui deviendra une pulsation.
Trois douches lumières éclairant trois créatures.
Trois corps humains, suspendus par un pied. Comme inanimés, ces trois corps. Un peu comme ces quartiers de viande accrochés aux esses des abattoirs.
Des corps à-priori féminins, musculeux, athlétiques, aux abdominaux prononcés. Des corps dont il va s’agir de mettre en mouvement et de révéler leur capacité dynamique.
Au lointain, alors que les trois personnages se mettent petit-à-petit en mouvement, toujours la tête en bas, un quatrième personnage se prépare. Toujours a priori, le quatrième corps n’a pas la même morphologie que les autres.
La quatrième femme enfile finalement un survêtement rouge aux trois bandes blanches.
Qui est-elle, cette femme qui se trémousse, qui remue du popotin, une aiguille à tricoter dans le chignon ?
Une entraineuse sportive, une coach, un sergent-chef en mal d’autorité , une éleveuse ? Tout cela à la fois.
Entre le trio et elle va s’installer une relation de dominante à dominées. Il s’agira pour la cheffe de contrôler ses troupes, de vérifier la bonne condition physique de leur corps, leur mental (« I am strong »), érigé en mantra.)
Il s’agira également de faire combattre ces pouliches afin de s’assurer que leur esprit de compétition est toujours affûté. ("Kyo Ru Gi" signifie "Compétion", en coréen.)
Tout ceci pour le propos dramaturgique de ce spectacle.
La forme va se montrer tout aussi convaincante que le fond.
Les quatre protagonistes sont avant tout des circassiennes accomplies.
Que ce soit au mât, à la suspension, les trois premières vont nous procurer bien des émotions et bien des frissons.
Viola Baroncelli, Marina Cherry et Anna Nilsson nous démontrent tout leur savoir-faire en matière d’acrobaties à la barre verticale.
Tout ce qu’elles nous montrent a l’air tellement évident, tellement facile, alors que leurs incroyables mouvements relèvent d’un entrainement très intense pour arriver à une maitrise absolue de leurs corps dans l’espace.
Marina Cherry va nous proposer durant plus de cinq minutes un sublime tableau, à la fois déroutant, stupéfiant et fantastique : se mouvant d’une façon sidérante au sol (je n’en dis pas plus), elle nous fait découvrir une incroyable créature. C’est fascinant !
Angela Wand, quant à elle, se servira d’autres accessoires pour nous bluffer : le fouet qui claque, pour dresser et punir ses troupes, le lasso, pour les garder auprès d’elle, ou encore les patins à roulettes.
Au cours d’une séquence à la fois hilarante et inquiétante, ainsi équipée, elle « nourrira » l’une des filles qui, on l’espère, n’est pas allergique aux Fruit Loops ®.
Mais le corps vieillit, les exigences physiologiques se rappellent aux pauvres mortels que nous sommes.
L’entraineuse ne va pas tarder à s’en rendre compte. Il faudra penser à passer la main et trouver celle qui à son tour martyrisera ses concitoyennes et à la fois adversaires.
Ce sera l’occasion d’un dernier numéro, lui aussi stupéfiant, défiant la gravité universelle. (Là encore, je vous laisse découvrir ce que nous propose Viola Baroncelli.).
Ce spectacle qui mêle philosophie, arts de la piste, théâtre, comédie, est de ceux qui ne peuvent vous laisser indifférent.
Les quatre demoiselles nous bluffent, à la fois par leurs différents talents circassiens, mais aussi, et peut-être surtout, par la pertinence de leur message et l’acuité de leur démonstration.
Le collectif Petri Dish a présenté ses spectacles dans le monde entier, de Séoul au très prestigieux Barbican Théâtre de Londres.
Les spectateurs du Théâtre de Poche de Bruxelles ont eu la chance de découvrir ce spectacle qu’on espère bientôt présenté à Paris.
Kyo Ru Gi - Compétition | De Petri Dish | Du 18 au 26 avril 2025 | Cirque / Création
"Les artistes sont hautement anormaux, parce qu'ils supportent une plus forte quantité de liberté que les autres." Nancy Huston