19 Janvier 2025
1935 : ils ne pouvaient pas dire qu’ils ne savaient pas.
2025 : nous non plus.
A l’Odéon, Julie Duclos signe une magistrale mise en scène de la pièce de celui qui en 1933 quittera l’Allemagne nazie le lendemain même de l’incendie du Reichtag, celui qui se considérait « en guerre contre le nazisme ».
En s’emparant à bras le corps de cet état des lieux de l’Allemagne juste avant-guerre, Mademoiselle Duclos nous montre combien ce texte prouve que le danger est toujours présent, insidieux mais de plus en plus perceptible et palpable.
Brecht dresse un terrible constat, une impitoyable étude quasi-sociologique.
Il ne met pas en scène des héros ou des surhommes.
Non, lui, ce qui l’intéresse avant tout, c’est de montrer toutes les couches et strates de la société.
Grand-peur et misère du IIIème Reich, c’est une succession de tableaux présentant des allemands ordinaires, de tous milieux, de toutes confessions, du salon bourgeois à l’élevage de porcs.
De fait, Brecht se livre à l’exact opposé d’une guerre de propagande.
Lui, son combat contre le nazisme fait confiance à l’intelligence de ceux à qui il s’adresse, grâce à ce qu’il a vu et vécu, et à l’énorme travail de recherche auquel il s’est livré.
Dans cette pièce, ce qui compte avant tout, ce sont les actes, certes, mais ce sont avant tout les mots.
Les mots que l’on dit, et qu’il est pourtant interdit de prononcer.
Les mots que l’on ne dit pas, mais que l’on devrait dire.
Les mots que l’on pense, mais qu’on n’ose pas ou plus dire.
C’est évidemment ce qu’à bien compris Julie Duclos, qui a basé on travail sur ces tous ces mots, dans toutes les catégories énumérées ci-dessus.
La scénographie sera très épurée.
Avec un premier symbole fort, une table ayant accueilli un repas de famille, une table que l’on débarrasse, comme une image d’un temps très récemment passé que l’on ne connaîtra pourtant plus.
Durant ce temps, grâce à des textes projetés au lointain, elle nous rappelle le contexte historique.
L’accession du pouvoir d’Hitler, et surtout ce que l’historien Johann Chapoutot appelle dans son ouvrage La révolution culturelle nazie (publié en 2017 chez Gallimard) : la disparition de l’individu au profit de la « Communauté ». La défense de l’individu ne pèse plus grand chose face à la défense de la communauté du peuple.
Ce sont donc les comédiens qui, pratiquement sans décor, à part deux éléments mobiles inquiétants, évoquant des parois aux multiples vitres sales, les comédiens qui vont de charger de dire les mots brechtiens.
Et de quelle façon !
Tous nous glacent à nous dresser ce terrible et insidieux constat.
Avec une force et un jeu d’une puissance phénoménale, jouant pour la plupart plusieurs personnages, ils nous attirent dans leurs rets et ne nous lâchent plus, délivrant des émotions bouleversantes, avec toujours un curseur placé à l’exacte position.
De très grands moments de théâtre nous attendent, comme le tableau Trouver le droit.
Philippe Duclos incarne un juge ne sachant quel verdict prononcer suite à une affaire mettant en jeu un commerçant juif, son associé aryen et des membres de la SA.
(L’écho fait à son personnage du juge François Roban de la série TV Engrenages est épatant !)
Le comédien nous fait comprendre à quel point il est acculé : lui dont le métier est de prononcer des mots (celui d’un jugement), celui-ci est désemparé à l’idée de ne pas savoir quoi dire, sous peine de déplaire au régime.
Il en sera de même pour cet instituteur, autre homme de paroles, qui ne sait plus quoi enseigner à ses élèves.
Autre scène hallucinante : Le mouchard.
Des parents pensent que leur propre enfant est sorti les dénoncer. Ils se remémorent ce qu’ils ont bien pu dire, quels mots ils ont utilisés.
Julie Duclos a également parfaitement mis en évidence l’actualité de cette pièce : il est également question ici de miroir qui nous est tendu.
Les costumes contemporains des comédiens ne nous trompent pas.
(La traduction très actuelle de Pierre Vesperini nous aide également à rendre compte de cette volonté de mettre en évidence le caractère contemporain de certaines situations.)
Pour autant, elle a usé d’un parti-pris magnifique : les SA seront quant à eux en costume d’époque, chemises brunes, bottes noires et surtout brassard rouge et blanc à la croix gammée noire.
Comme pour nous rappeler en permanence que tout ceci a existé et que cette période est unique dans l’histoire contemporaine. (Je suis optimiste, je veux l’espérer…)
Durant les deux heures et quinze minutes que dure cet admirable spectacle, une sentiment de violence plus ou moins larvée règne en permanence.
La metteure en scène est parvenue à créer ces lieux multiples et oppressants, comme cette salle à manger où deux personnes âgées soupent en entendant une arrestation dans l’appartement voisin, ou encore une boucherie et une crèmerie voisines où un drame va se produire…
Nous sommes vraiment dans une Allemagne nazie, et à la fois dans des endroits qui pourraient nous être très proches.
Il me faut mentionner les très belles lumières de Dominique Bruguière, ainsi que la création sonore passionnante de Samuel Chabert, qui a fait appel à quantité de sons sourds ou assourdissants, comme ce bruit de train à vapeur dans l’obscurité la plus totale.
Une standing-ovation accueillera les comédiens dès le deuxième rappel, avec des « bravo » on ne peut plus sonores, et ce n’est que justice.
Il faut absolument assister à cette magnifique vision d’une pièce majeure du théâtre du XXème siècle !
Vous ne pourrez pas dire que vous ne saviez pas !
Grand-peur et misère du IIIe Reich - Odéon - Théâtre de l'Europe
Si Bertolt Brecht est connu comme le dramaturge et le théoricien du théâtre épique, il n’en reste pas moins un grand raconteur d’histoires, un fabuleux inventeur
https://www.theatre-odeon.eu/fr/saison-2024-2025/spectacles-2024-2025/grand-peur-et-misere-24-25