28 Octobre 2024
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Écoutez-la !
Écoutez et regardez cette leçon de théâtre, au cours de laquelle Sandrine Bonnaire, Frédéric Leidgens et Grégoire Oestermann mis en scène par Jacques Osinski nous proposent une plongée vertigineuse dans l’œuvre de Marguerite Duras.
« Écoutez-moi ! », les deux derniers mots de Claire Lannes face à un Interrogateur qui va lui poser quantité de questions pour tenter d'obtenir une réponse.
Où Claire Lannes a-t-elle bien pu cacher la tête de sa cousine Marie-Thérèse, après qu'elle eût découpé cette dernière en morceaux qu'elle éparpillera dans des trains de marchandises ?
« Posez-moi la bonne question, et je vous répondrai ! » dira Claire à celui qui cherche à comprendre.
Voici en neuf mots comment Marguerite Duras fait dire au personnage principal la problématique de sa pièce.
Les mots. Ceux qu’on ne dit pas ou que l’on refuse de dire. Ceux que l’on n’écoute pas. Ceux que l’on ne comprend pas.
La distance entre la langue et la vie.
Au fond, Claire Lannes nous renvoie à la parole. Ceux qui « parlent, comme nous parlons, chacun pour soi et pour tous les autres, tantôt indifférents et tantôt soucieux de se faire entendre. ».
Cette femme est-elle folle ? Peu importe, même si la question se pose tout au long de la pièce.
Ici ce qui compte c’est bien le rapport à la parole et aux mots. Tout comme son interrogateur, il n’est pas question de la juger.
Comprendre. Par l’intermédiaire des mots de Claire et de son mari, pourquoi est-elle passée à l’acte.
La réponse qu’elle ne peut exprimer dans la vie est peut-être dicible au théâtre.
Faut-il s’étonner qu’après avoir bourlingué tant d’années dans l’œuvre de Beckett, Jacques Osinski s’empare à bras le corps de l’univers durassien ?
Les deux auteurs questionnant d’un même élan la langue et le rapport des personnages à l’enfermement.
C’est Denis Lavant qui, en voix-off, nous rappelle ce fait divers réellement survenu en 1949 à Savigny-sur-Orge. Duras écrivit un premier jet, Les viaducs de la Seine-et-Oise, puis un roman avant de le transformer à nouveau en 1968 en pièce de théâtre au titre-calembour.
Puis, Grégoire Oestermann ouvre la porte du rideau de fer baissé et vient s’asseoir devant nous. Soudain, une voix grave et puissante s’élève depuis la salle. Nous surprenant tous, une première question fuse.
Frédéric Leidgens commence son incroyable performance, à savoir passer les deux heures dix de la pièce à interroger, les deux autres comédiens. Il nous dit les mots de Duras avec une intensité et une force inouïes. Ses « qui ? », « pourquoi ? », « quand ? », « comment ? » font froid dans le dos. Et pour autant, le comédien nous fait comprendre une certaine bienveillance de la part du personnage qui cherche à savoir.
Face à lui, Grégoire Oestermann excelle dans ce rôle de petit bourgeois provincial marié depuis vingt-quatre ans à Claire. La maïeutique durassienne peut commencer.
Deuxième partie de l’interrogatoire, donc.
Le rideau se lève. Stupéfaction : aucun autre décor.
Elle arrive du lointain, d’un pas timide et hésitant. Robe noire stricte, collants et ballerines assorties. Elle s’asseoit à son tour sur la chaise, croise ses mains.
Elle ne bougera pas durant l’heure et quart qui reste.
Une heure et quart immobile, ou presque, les mains se décroisant parfois.
Au fond, Jacques Osinski use du même procédé dramaturgique qu’il avait utilisé avec le sus-nommé Denis Lavant dans Cap au pire.
Le personnage principal existera uniquement par sa parole et la façon dont le visage exprime toutes les émotions. Le texte prime avant tout.
Ces émotions, Mademoiselle Bonnaire va nous les faire passer de façon merveilleuse grâce à l’immense étendue de sa palette de jeu : tour à tour ambivalente, ingénue, en colère, glaçante, fragile, désespérée, exaltée ou parfois inquiétante, la comédienne est hallucinante de vérité, à interpréter cette femme dont Duras cherche elle-même à savoir qui elle est.
Tous les apprentis comédiens devraient venir la voir dans ce rôle que seules les immenses actrices peuvent interpréter parmi lesquelles Madeleine Renaud, Ludmilla Mickaël et Judith Magre qui se sont déjà frottées au personnage de Claire Lannes.
On sort de l’Atelier complètement sous le choc d’un tel moment dramaturgique, sidérés que nous sommes par la puissance de ce à quoi nous avons assisté.
Un moment de théâtre qui restera à jamais gravé dans la mémoire du public.
Un spectacle incontournable.