6 Novembre 2023
En rouge et blanc !
Le rouge du sang, le blanc de la lividité, le blanc cadavéreux, le blanc de la mort.
Et puis le noir. Aussi. Surtout.
La noirceur de l’âme, la noirceur du monde souterrain, la noirceur du monde des spectres et autres fantômes.
La noirceur de ceux que le pouvoir a rendu fous…
Trois couleurs, et pas une de plus.
«Tous les personnages sont morts, mais certains ne le savent pas ! », nous dit Thomas Jolly, qui avec cette mise en scène de l’opéra de Pascal Dusapin nous démontre une nouvelle fois s’il en était encore besoin son étonnante et sidérante capacité à nous fournir des images inoubliables, de celles qui vous marquent à jamais, sans oublier des scènes d’une ampleur dramaturgique phénoménale.
Un véritable choc visuel, d’une ampleur rarement ou peut-être jamais égalée.
En grand maître des lumières, des faisceaux plus ou moins serrés, des rayons en contre évoquant les grands maîtres du XVIIème siècle, celui qu’on peut considérer comme l’un de nos metteurs en scène les plus doués de sa génération , Thomas Jolly nous plonge dans un abyme sépulcral, un outre-monde à la fois malsain et d’une sombre beauté.
Un monde d’oxymores, à la lumineuse noirceur, dans une douce oppression, dans un rayonnant malaise.
Avec sa vision de Macbeth Underworld, celui qui mit en scène ici même un réjouissant Fantasio nous fait frissonner durant près de deux heures.
C’est bien simple, j’ai bien dû rester bouche bée et j’ai bien dû avoir les doigts recroquevillés pendant les quatre cinquièmes du temps, tellement la tension est énorme et palpable !
Thomas Jolly nous déstabilise, nous fait douter de nous-mêmes, nous sidère et au final nous émerveille par la beauté diabolique de sa mise en scène.
Ce spectacle a été créé le 20 septembre 2019 au Théâtre royal de la Monnaie, à Bruxelles.
Sa création française ayant été reportée en raison de la pandémie que l’on sait, c’est donc cette semaine que Macbeth et sa femme ont élu domicile Salle Favart.
Ce qui intéresse avant tout Pascal Dusapin, ce n’est pas tant de nous raconter une histoire, mais bien plutôt de « tenter de dire le monde comme il l’entend », pour reprendre ses propos. Pour lui, « l’opéra c’est dire en chantant ce qui nous préoccupe ensemble. »
Ici, en l’occurrence, il s’agit de nous montrer comment la volonté de pouvoir peut pervertir un homme, en en faisant un monstre.
On l’aura compris, la thématique et le propos sont d’une actualité brûlante.
Nous voici donc dans la forêt de Birnam, aux arbres morts, décharnés, qui ne sont pas sans évoquer ceux de Tim Burton.
Une gigantesque inscription lumineuse nous attend. Je vous laisse évidemment découvrir.
Sur le plateau, règne une atmosphère putride, on pourrait presque sentir la pourriture environnante. Cette forêt fait peur, cette forêt est repoussante, et pourtant, des créatures y vivent.
Des créatures bel et bien mortes, qui reviennent sur le lieu du drame pour raconter, pour nous dire l’horreur de ce qui s’est passé.
La couleur des costumes et celle des visages est uniforme : le blanc !
Sur lequel se détache la blessure mortelle infligée par Macbeth au souverain Duncan. Le drame a déjà eu lieu.
Le dispositif scénique repose sur une grande tournette, sur laquelle sont installées d’autres tournettes.
La forêt, le château, gothique à souhait, peuvent donc ainsi se mouvoir doucement, des décors peuvent être installés au lointain sans que nous nous en rendions compte.
Le mouvement de tous ces imposants éléments de décor, (les arbres gigantesques, les ailes du château) sont soulignés, magnifiés ou rendus mystérieux par les magnifiques lumières d’Antoine Travert, fidèle collaborateur de Thomas Jolly.
A son habitude, le metteur en scène privilégie souvent une savante verticalité, demandant aux chanteurs de grimper dans les arbres ou au balcon des fenêtres.
La cage de scène est ainsi pleinement occupée.
Tout peut commencer, et notamment l’ouverture, constituée d’un prologue parlé.
Le texte du librettiste et écrivain Frédéric Boyer est en Anglais. Normal, non ?
C’est Hécate qui nous annonce la couleur sombre du drame, par la voix du talentueux ténor John Graham Clark, habillé en princesse élisabéthaine maléfique.
Nous le retrouverons en portier du château, sous les traits d’une sorte de clown lui aussi très inquiétant.
Le couple maudit ne va pas tarder à faire son apparition.
Macbeth, c’est Jarret Ott, dont j’avais tant aimé le travail ici même, dans l’opéra Breaking the Waves, tout juste après le 19 mai dernier.
Le baryton va nous ravir, dans ce rôle difficile, d’une exigence de tous les moments.
Il est tout simplement déchirant, avec une présence et un charisme de tous les instants. On croit totalement à son personnage au destin maudit.
La voix, puissante ou plus feutrée, le jeu et l’interprétation, tout ceci nous enchante !
Sa lady est interprétée par Katarina Bradic.
La mezzo va elle aussi se montrer remarquable dans ce rôle de femme hallucinée, qui va pousser son chéri à commettre l’irréparable.
Les deux voix sont pleinement complémentaires. Il se dégage de ces deux timbres une force sauvage et mystique, et en même temps une fragilité douloureuse.
Leur contraste et en même temps leur unicité nous ravissent.
Les deux chanteurs seront très longuement et très chaleureusement applaudis.
Le reste de la distribution est à l’avenant, avec notamment Maria Carla Pino Cury, Mélanie Boisvert, Melissa Zgouridi dans le rôle des trois sorcières, ou plus exactement ici les trois sœurs étranges, the weird sisters.
Elles aussi auront droit à un beau salut.
A la baguette, Franck Ollu, qui travaille depuis un bon moment avec Pascal Dusapin, et en connaît donc parfaitement le travail et en l’occurrence cette partition, dirige l’excellent orchestre de l’Opéra national de Lyon.
Le chef d’orchestre a réussi à restituer les grands contrastes de l’œuvre, les grands nappes de cordes/voix tenues et les accords secs, les envolées de percussions, nombreuses, et les sons un peu étranges, comme ces souffles dans des tuyaux, ou encore les mélodies atonales et les cris d’oiseaux.
Une véritable pâte sonore, cohérente et magnifique, se fait sentir tout au long de ce spectacle.
Là encore Dusapin fait alterner des moments d’une brutale sauvagerie et des instants d’une douceur propre au thème dérangeant et sombre du propos.
Les membres du remarquable chœur Accentus, l’un des plus intéressants ensembles vocaux actuels, nous régalent en spectres ou en espèce de grands ordonnateurs-chambellans tout de rouge vêtus.
J’en profite pour mentionner les magnifiques costumes de Sylvette Dequest.
Ces passionnantes et merveilleuses deux heures seront beaucoup trop courtes en ce qui me concerne.
Une véritable et très longue ovation sera réservée à toute l’équipe artistique, et ce ne sera que justice.
Nous avons attendu pratiquement trois ans avant de découvrir ce Macbeth underworld.
L’attente est à la mesure du résultat et du noir plaisir que procure cette œuvre exigeante et passionnante, ainsi que cette formidable et sidérante mise en scène.
Une magnifique et incontestable réussite !
Emblématique du mal, le couple shakespearien nous entraîne dans les régions les plus sombres de l'âme humaine.
https://www.opera-comique.com/fr/spectacles/macbeth-underworld-2023