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A la ligne

© Photo Y.P. -

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Je pousse donc je suis…

Je pousse des carcasses de barbaque dans un abattoir.
C’est ce qu’on lui a proposé, à ce travailleur social au chômage. Intérimaire sur-diplômé dans une gigantesque usine à viande.
Passer de Khâgne à carne...
Passer du sens au sang…

Ouvrier à la ligne, là où les bêtes entrent vivantes pour ressortir en quartiers de cent kilos à pousser du soir au matin, de l’atelier d’abattage aux camions frigorifiques, ce type raconte.
Et ce faisant nous plonge dans un lieu qui ferait passer la totalité des cercles de l’enfer de Dante pour un aimable salon de thé.

Tel est le sujet du livre de Joseph Ponthus, publié en 2019, qui décrit de manière à la fois sociologique, humoristique et finalement bouleversante ce monde totalement déshumanisé qui considère l’homme devenu esclave que ces bêtes qui vivent leurs derniers instants.

Grégoire Bourbier, Xavier Berlioz et Frédéric Waringuez ont eu l’excellente idée d’adapter ce roman, convaincus à juste titre de la dimension dramaturgique intrinsèque du propos de l’auteur.

Ce faisant, nous assistons à un merveilleux et passionnant spectacle, qui vous secoue au plus profond de vous-même, vous fait rire et surtout vous bouleverse.

Ce que va nous raconter Grégoire Bourbier, et comment il va nous le raconter m’a sidéré, époustouflé, véritablement sonné !
En se mettant dans la peau de cet intérimaire, il nous brosse un tableau digne de Bosch, Goya, Munch ou Bacon réunis.

Je défie quiconque de ne pas recevoir un véritable coup de poing, un upercut magistral à écouter et imaginer et même voir ce que le comédien nous dépeint.
C’est un monde totalement déshumanisé, apocalyptique au sens premier du terme, un lieu de mort qu’il nous décrit, avec une diabolique précision sociologique, en analysant précisément l’univers, les gestes répétitifs, mais également ceux qui bossent avec lui, les camarades, les casques rouges (je vous laisse découvrir) et ces salopards de commerciaux.

Nous allons nous aussi ressentir la fatigue, la douleur, la peine, la souffrance, les risques du métier...

Nous allons également être confrontés aux différents moyens que le personnage doit trouver pour supporter ce job aliénant, évoquant différents auteurs (c’est un littéraire…) et différents auteurs-compositeurs, avec quelques savoureuses goguettes…

Beaucoup d’humour ressort souvent de son propos. Cet humour qui permet également de tenir bon.

Jean-Philippe Daguerre a mis en scène ce spectacle.
Avec un parti-pris principal dont il est coutumier : mettre en avant l’importance du corps d’un comédien.
Son théâtre est fait de texte et d’âme, bien entendu, mais il accorde une énorme importance à la dimension corporelle. Un comédien sans corps n’est rien.
Ce corps qui ici va transcrire l’horreur et la souffrance.

C’est ainsi que Grégoire Bourbier ne va vraiment pas ménager sa peine.
Combien de calories perd-il chaque soir à arpenter le plateau, à nous montrer les gestes, les postures , les protocoles de ce boulot répugnant, à nous camper les autres personnages, à nous faire ressenrir cet univers monstrueux ?
Ses ruptures, ses chutes, ses enchaînements, ses mouvements, sa gestuelle, ses déplacements, ses rires et ses hurlements, tout ceci est millimétré et d’une précision redoutable.

Comme rarement sur un plateau, une dimension organique, viscérale règne tout au long de cette heure.
On en vient à sentir dans la salle la merde et la pisse des bêtes terrorisées, l’odeur du sang plus ou moins frais, celle du lait caillé dans les pis de vache laissés de côté.

On en vient également à toucher du doigt la mort, bien entendu, omniprésente sans jamais avoir l’air d’y toucher.
Le retour à la vie qui finit par remporter le duel sera mis en avant par la bouleversante rencontre avec un autre animal, un certain Pok-Pok… Je vous laisse découvrir.

Grégoire Bourbier n’est pas seul.
Une autre épatante trouvaille dramaturgique est d’avoir fait appel à l’excellent guitariste-siffleur-chanteur Tonio Matis.

Le joueur de blouse (blanche) et le joueur de blues réunis pour l’occasion.
Dans une grande cohérence, le propos musical rejoint le propos général.
Le musicien passera avec une réelle virtuosité du blues au bluegrass, à la bossa-nova, ou encore aux chansons de divers auteurs-compositeurs français.
La tentation m’est grande de vous détailler par le menu la teneur de ces reprises, mais vous le savez, ici, on ne spoile pas !

Nous est proposée également au cours de cette heure de spectacle une profonde réflexion sur le volet social et le côté aliénant du travail. Vinaver n’est pas loin.
Les épouvantables conditions de travail, la grève que les intérimaires n’ont pas le droit de suivre (au mépris total du Code du travail), la dictature des cheffaillons, les cadences bestiales, rien ne nous sera épargné, et c’est tant mieux.

A ce sujet, une citation d’une ouvrière déclenche dans un premier temps l’hilarité du public.
Un public qui se rend soudain compte à quel point la phrase dépeint férocement un esclavagisme qui ne dit pas son nom. Et là, le silence revient brusquement dans la salle.
La voilà résumée, la terrible, passionnante et bouleversante force dramaturgique de ce spectacle !

Il faut aller voir coûte que coûte ce magistral spectacle, toutes affaires cessantes.
C’est un véritable coup de poing, à la fois nécessaire et salutaire, qui ne peut laisser personne indifférent.

Et sinon, votre entrecôte, saignante ou à point ?

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