11 Janvier 2019
Où sont les serfs ?
Dans la cerisaie...
Qu'est-ce qu'ils y font ?
Ils la rachètent !
Et en avant le moujik !
Voici quarante-deux ans que le servage a été aboli en Russie, lorsque Tchekhov entreprend d'écrire sa Cerisaie.
La Cerisaie, c'est le beau domaine de Lioubov Andréevna. Après cinq ans passés à Paris suite à la mort de son jeune fils, elle revient à la maison.
Elle retrouve ceux qui l'attendent avec impatience, ses filles, le vieux maître d'hôtel, le précepteur, la dévouée servante...
Et Lopakhine, le marchand.
C'est lui qui, fils et petit fils de serfs du domaine, va rappeler à tout le monde que les valeurs s'inversent.
Tchekhov, en véritable sociologue qu'il est, sait bien que pour pouvoir recouvrer leur liberté, les serfs devaient s'endetter lourdement afin de racheter à leurs maîtres leur parcelle de terre.
Aujourd'hui, c'est ce même Lopakhine qui nous informe que la Cerisaie va être vendue aux enchères, les maîtres étant à leur tour fortement endettés. Et c'est lui seul qui pourra acquérir la propriété.
La dette... Dette financière, certes, mais évidemment dette morale... Des années de servage, d'esclavage, ont laissé des traces indélébiles...
Nicolas Liautard et Magalie Nadaud nous proposent une bien intéressante vision du chef d'oeuvre tchekhovien.
Une version très contemporaine, avec en premier lieu une traduction actualisée par Nicolas Liautard lui-même, et un registre de langue très moderne. Les comédiens, en costumes eux-aussi contemporains, n'hésitent pas à utiliser par exemple l'expression « in the pocket ! ».
C'est ainsi également que les chalets habituels deviennent des « bungalows » pour un futur camping de touristes...
Tout ceci fonctionne parfaitement. L'esprit est bel et bien là, et c'est ce qui compte, bien évidemment.
La disposition scénographique n'est pas sans rappeler celle des Damnés, mis en scène par Ivo Van Hove au Français, avec un plateau central de jeu, et à cour et jardin, des projecteurs latéraux, des tables, avec les accessoires qui seront utilisés, des chaises où les comédiens qui ne jouent pas s'assoient. A jardin, trois plaques de cuivre qui serviront à créer de bien jolis éclairages. (Je n'en dis pas plus, à vous de découvrir tout ça.)
Emilien Diard-Detœuf est un Lopakhine épatant.
Le comédien confère à son personnage une force et à la fois une réelle fragilité. Il y a une subtile ambivalence, une ambiguité très intéressante, dans son personnage issu de la nouvelle classe dirigeante bourgeoise mais qui reste au fond de lui un moujik.
La scène au cours de laquelle il ne parvient pas à avouer son amour à l'une des filles du domaine, cette scène-là est très réussie.
Il est par moment très drôle, également. Il nous fait bien rire.
(Je rappelle au passage que Tchekhov avait annoncé à la création de la pièce qu'il avait écrit une « comédie gaie ».)
Nanou Garcia est une mère russe assez impressionnante.
On croit totalement à son personnage de femme qui a été confrontée au drame familial ultime, et qui de plus, voit et vit la fin d'une époque. Certaines de ses scènes sont déchirantes.
Et puis, il y a Thierry Bosc.
Celui qui comptait parmi les fondateurs du Théâtre du Soleil incarne Firs, le vieux maître d'hôtel, parfois en queue-de-pie, attaché comme personne à ses maîtres, au domaine, à une société qu'il voit disparaître sous ses yeux.
C'est un bonheur de voir ses attitudes et intonations empreintes de bonhommie, de sollicitude, et au final de respect pour l'ordre ancien.
C'est lui qui restera sur le plateau, oublié de tous.
Le symbole de la fin d'un monde qui se meurt.
Malgré quelques fébrilités de certains comédiens, soir de Première oblige, notamment avec le texte, c'est donc une bien belle Cerisaie qui nous est proposée.
Ô Anton, tu peux dormir sur tes deux oreilles.
Ta pièce est entre de bonnes mains !
LA CERISAIE * Théâtre de la Tempête
Propriété de l'aristocrate Lioubov Ranevskaia, la Cerisaie - si vaste et si belle qu'elle était mentionnée dans l'Encyclopédie, si liée à ...
https://www.la-tempete.fr/saison/2018-2019/spectacles/la-cerisaie-560