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Juillet 1961

© Photo Y.P. -

© Photo Y.P. -

Qui va piano, va piano…

Ce sont en effet deux pianos droits, disposés symétriquement par rapport à l’axe central du plateau qui nous attendent dans la pénombre et la fumée de la scène du théâtre ouvert.
Ouverts, ils le sont également, ces deux instruments, dont on peut observer leur sommier et leurs 230 cordes, dont certaines sont préparées, recouvertes de pinces à linge ou autres éléments qui déformeront leur son.

Au lointain, Chloé, prostituée occasionnelle fait son entrée. Lentement. Doucement. Sous une douche de lumières crues.
Ca doit être sa dernière passe. Elle a rendez-vous dans un grand hôtel, avec Paul.
Qui se révèle être un flic. A la recherche du père de la jeune femme.
Nous l’entendrons, ce père, en voix off et dans sa langue, l’anglais américain.

Et puis, il y aura Clarisse. Obligée d’avoir deux boulots, condamnée à doublement trimer pour joindre les deux bouts.

Ces deux femmes ont chacune une fille, qui comme elles, côtoient le chaos.

Nous sommes à Chicago, en juillet 1961.
Tous ces personnages ont été, sont, seront confrontés à la violence, qu’elles vivent, qu’elle subissent, qu’elles racontent.
La ville sera un autre personnage, et pas le moindre. Celui qui accueille en son sein ces violences.

Françoise Dô a écrit ce texte après avoir été confrontée à une photographie de Garry Winogrand, prise dans les années 60.
Photographe réputé pour ses photos shootées dans la rue, sur le vif, il laisse un témoignage impitoyable de l’Amérique de ces années.

Violences sociales, violences ethniques, aussi.
Témoins ces pendus noirs, assassinés par les membres du Ku Klux Klan, ces « Strange fruits » que chantait Billie Holiday et que Chloé se souvient avoir vus, petite, avec son père.

Mademoiselle Dô, par le biais de ces deux héroïnes nous dresse un portrait sans concession, et nous interroge, nous autres spectateurs, sur ce monde violent, et sur les conséquences de ces brutalités faites notamment aux femmes.
Sa pièce est écrite au scalpel, au moyen d’un intense mais passionnant vitriol, qui ne peut laisser personne indifférent.

Certes, elle nous parle de violence, mais également de l’immobilisme ou du changement par rapport au constat initial. Comment leurs enfants réagiront-elles, confrontées à leur tour à ce déferlement de violence ?

Nous allons être suspendus aux dires de Rosalie Comby (Chloé) et Wanjiru Kamuyu (Clarisse), nous serons fascinés par la manière qu’elles ont de nous dire leur constat au moyen d’un micro, avec un rendu final légèrement réverbéré.

Le texte est exigeant. Très exigeant.
Ici, pour nous interpeller, l’autrice a misé sur notre capacité de concentration, notre propension à ne pas nous laisser détourner du propos.
Et bien entendu, au talent des deux comédiennes, qui savent nous captiver durant cette heure et quart.


Elles ne sont donc pas seules sur scène, puisque deux musiciens vont traduire la violence du texte par une partition contemporaine elle aussi exigeante. Très exigeante elle aussi.

Tout commence comme une pièce de Steve Reich, pape de la musique minimaliste et itérative.
Sylvain Darrifourcq et Roberto Negro interprètent un premier mouvement composé de notes répétées, inlassablement, avec nombre de micro-variations.
Comme un ostinato infernal.

D’autres sons électroniques et acoustiques étranges seront également joués en live.

Et puis, par le biais des deux pianos préparés, nous allons nous diriger vers une deuxième partie évoquant davantage John Cage.
La musique deviendra alors de plus en plus dramatique, de plus en plus violente, elle aussi, pour terminer dans une sorte de chaos composé de lourds clusters et quantité d’accords dissonants.
Les deux musiciens qui semblent martyriser leur clavier et le ventre de leur instrument ont alors fait leur la définition du compositeur américain : « Le piano préparé est en réalité un ensemble de percussions confié aux mains d'un seul interprète »

Il nous faudra un petit moment pour revenir à notre réalité contemporaine, avant d’applaudir la petite troupe.
Cette intense entreprise artistique fort réussie, qui nous dit le monde tel qu’il ne va pas, est de celles qui ne peuvent laisser personne indifférent.

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