1 Octobre 2022
Vous fermez les yeux.
Vous voici sur une barque, au beau milieu du Sognefjord, au Nord de Bergen.
De chaque côté, la majesté des parois rocheuses et boisées, qui surplombent la mer étale.
Le jazz de Tord Gustavsen est fait de cette majestueuse sérénité-là, une musique qui provoque chez ceux qui l’écoutent et l’entendent jouée en direct, ce sentiment de plénitude propice à la contemplation intérieure.
Le pianiste norvégien avait élu domicile pour deux concerts au Sunset, le mythique club de la Rue des Lombards.
A ses côtés, ses deux comparses habituels, Steinar Raknes à la contrebasse et Jarle Vespetad à la batterie.
Un bourdon un peu sourd ouvre le concert, généré non pas par le piano ou la contrebasse, mais par un petit clavier maître, en l’occurrence un Irig-pro37 déclenchant les sons d’un logiciel de production musicale sur le petit MacBook aux côtés du pianiste.
Sur cette longue note grave, le pianiste pose ses premières notes.
Immédiatement, un climat presque éthéré fait de lyrisme et de délicatesse vous saute aux oreilles.
Le toucher subtil de Tord Gustavsen vous procure un sentiment de légèreté paradoxalement profonde et grave.
Ici, le thème, qui rappelle à tout le monde quelque chose, interpelle le public.
Il ne faut pas s’étonner que le musicien reprenne à sa façon une pièce de « Jean-Sébastien », comme il l’appelle simplement.
Gustavsen et Bach, même combat : où quand les notes, pas forcément nombreuses, mais chacune unique, pesée à sa juste valeur, dans une harmonie presque céleste, vous embarquent ailleurs, loin.
Cette reprise figurait d’ailleurs sur l’avant dernier album du musicien, The other side.
Avec Tord Gustavsen, il ne faut pas s’attendre à un « cha-ba-da » ternaire. Nous ne sommes pas dans le monde du be-bop.
Le tempo est presque toujours lent et calme.
Son jazz un est jazz binaire, à quatre temps, fait souvent d’un motif harmonique court, quatre ou huit mesures, en mode invariablement mineur, sur lequel le pianiste construit son discours musical et peut se lancer dans des improvisations envoûtantes.
Ce motif harmonique et rythmique est délivré de manière à la fois subtile et intense par les deux side-men, Messieurs Raknes et Vespetad, qui permettent au leader du trio de s’exprimer pleinement.
Le deuxième titre sera extrait du folklore norvégien.
Le morceau figure sur le tout nouvel album, Opening, publié chez ECM.
Là encore, la plus grande délicatesse ouvre la pièce, avec ces notes éthérées. On pourrait imaginer les paysans norvégiens danser sur la petite et joyeuse ritournelle.
Et puis le tempo s’accélère, pour devenir un groove presque funky.
La batterie délivre une pulsation rythmique implacable, sans pour autant tomber dans une avalanche de coups sur les fûts et les cymbales. Le batteur est à l’image du pianiste, son jeu est fait d’un minimalisme totalement assumé.
A la contrebasse, Steinar Raknes nous démontre sa virtuosité.
Que ce soit en pizzicato ou à l’archet, son jeu fait l’admiration de tous. Le musicien délivre une assise elle aussi profonde, en totale osmose avec la batterie. La base rythmique est passionnante.
Le contrebassiste va ravir le public, avec notamment son jeu au pouce dans deux soli magnifiques.
Ìl utilise quantité de pédales d’effets, qui étoffent le son de son instrument, avec notamment un harmonizer, des phasers et flangers.
Son jeu et ses effets numériques aboutissent à un climat sonore un peu mystérieux et étrange. Il faut alors se laisser bercer par ces sons à la fois graves et cristallins.
Il sifflera même dans le «ventre » de sa contrebasse, provoquant la surprise et le ravissement de tous.
Voici Landscapes. Les paysages, géographiques et musicaux.
Nous nous laissons bercer par cette subtile composition dans laquelle Tord Gustavsen utilise un clavier tactile, le Seabord Rise, qui lui permet de moduler ses notes, d’en contrôler le vibrato, d’en modifier le timbre.
La composition est elle aussi envoûtante.
Le set se poursuit avec Rituals.
Encore beaucoup de couleurs, de nuances. Le pianiste est un véritable peintre musical, qui nous permet de nous représenter beaucoup d’images. Beaucoup de spectacteurs ferment les yeux pour encore mieux goûter ce qu’ils entendent.
Le climat évolue vers une sorte de rythme chaloupé, un peu comme un rumba. Le propos musical est passionnant.
Les musiciens seront rappelés deux fois.
Lors du dernier morceau, seuls le pianiste et le contrebassiste remonteront sur la scène du Sunset.
Ils interpréteront une composition qui nous résumera de façon presque bouleversante l’ensemble du concert.
Le trio de Tord Gustavsen nous aura embarqué dans un monde fait de lyrisme, de délicatesse et de beauté.
Ou quand le mode mineur côtoyant les notes bleues aboutit sur un subtil accord majeur !
Tous autant que nous sommes savons que nous venons de vivre un magnifique moment musical, de ceux qui comptent et restent longtemps en mémoire !