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Dans la mesure de l'impossible

© Photo Y.P. -

© Photo Y.P. -

En nous conviant dans son espace des tentes, Tiago Rodrigues nous mène la vie dure, à nous autres spectateurs, qui allons devoir nous représenter l’irreprésentable.

Ces tentes, ce sont celles des organisations humanitaires, les campements de ces hommes et ces femmes qui vont par le vaste monde pour essayer d’aider du mieux qu’ils peuvent les populations éprouvées par les guerres, les génocides ou les combats entre différentes ethnies.

Tout est parti d’une trentaine de témoignages de ces humanitaires.
Il s’agissait pour le désormais patron du festival d’Avignon de bâtir à partir des histoires qu’ils allaient lui confier un spectacle qui dirait comment serait racontée la douleur, la violence, l’ultra-violence même, les souffrances et la détresse humaines.

Ces souffrances que l’Homme est capable d’infliger à son prochain.

Aucune indication géographique ne sera mentionnée. Deux sortes de lieux cohabiteront : le monde du possible, où règnent paix, prospérité et abondance matérielle, et le monde de l’impossible, celui dont nous allons justement prendre la mesure : les pays en guerre, en proie au chaos.

Avec un enjeu majeur évoqué plus haut : comment montrer sur le plateau ce qu’on ne peut pas montrer ?
La solution est la même que celle imaginée par le précurseur Ridley Scott dans son film Alien : c’est le spectateur qui va se représenter mentalement les horreurs qui seront racontées.
Au fond, il s’agit du même processus employé également par Jonathan Littel dans son livre « Les bienveillantes », où le lecteur était obligé de se figurer les horreurs commises par les bourreaux nazis.

Nous sommes donc invités à partir des récits à une sorte de descente aux enfers humains, éprouvante car réelle et vécue, d’autant que les différents récits s’étalant sur une trentaine d’années sont condensés durant les deux heures que durent le spectacle.
Tout ce qui sera dit s’est déroulé.

Si nous devons imaginer les tueries, les viols, les massacres, les amputations, les corps déchiquetés, en revanche, ces chirurgiens, ces infirmières, ces pompiers, ces soignants, ces profs, nous allons les voir.

Ce seront bien entendu les quatre excellents et formidables comédiens que sont Adrien Barazzone, Beatriz Bràs, Baptiste Coustenoble et Natacha Koutchoumov.
Ils arrivent tour à tour sur le plateau recouvert de tissu écru retenu à certains endroits par des câbles, ce qui donne une impression de relief montagneux. Ils se plantent devant nous et nous interpellent.
Nous, nous sommes l’équipe de production du spectacle, qui allons recueillir les témoignages.

Dans un premier temps, les quatre comédiens nous relatent ce que leurs vrais personnages ont dit à Tiago Rodrigues et à son équipe avant d’entrer dans le vif du sujet.

Ils se présentent, disent qu’ils ne sont pas des héros, et surtout insistent sur la notion de complexité de leurs expériences respectives.
Le dramaturge est donc prié de faire passer sur la scène cette complexité-là.

Est évoquée également la confiance que tous accordent au dramaturge.

Cette entrée en matière nous fait sourire, parce que les comédiens jouent un peu les fanfarons, jouant leurs modèles qui cabotinent un peu, qui donnent des indications, des idées et même des conseils. (Melle Koutchoumov est épatante, lorsque son personnage déclare sans autre forme de procès : « moi, j’aime pas le théâtre ! »

Mais les sourires ne tardent pas à s’effacer.

A la manière d’une démarche de témoignages partagés, les comédiens nous assènent les mots des humanitaires.
Les quatre sont troublants de justesse, de vérité, nous permettant la mise en images intérieure de chaque spectateur.
A tour de rôle, dans de successifs monologues, sans jamais dialoguer entre eux, ils nous disent.
Les mots, terriblement évocateurs.
Les situations, dramatiquement réelles.
Les horreurs, intensément vécues.

Durant tout le spectacle, successivement, comme des machinistes "à l’ancienne", au moyen d’une quinzaine de drisses noires retenues par autant de taquets, ils hisseront le tissu pour former une grande tente, lieu unique et protecteur.

Les quatre ne sont pas seuls sur scène.
Durant les différentes histoires, Gabriel Ferrandini, à la batterie et aux percussions, porte lui aussi des coups, sourds ou intenses, isolés ou en roulement très rapide sur ses toms, sa caisse claire ou ses petites cymbales.
Il déclenchera également un gong au moyen des vibrations des infra-basses.

Le musicien prend également le relais lorsque le récit devient insoutenable. Il joue alors tout seul.
C’est d’ailleurs lui qui termine le spectacle par un long et virtuose solo. La fureur du monde.

© Photo Y.P. -

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Ce spectacle, qui met en abyme les différents enjeux du théâtre, a deux saisissantes dimensions, poétique (l’interprétation de la chanson Medo par Beatriz Bràs est sublime!) et politique.
En axant tout son travail sur la façon dont sont racontées les histoires, plus peut-être que leur teneur même, Tiago Rodrigues est parvenu à proposer un spectacle on ne peut plus intense et passionnant qu’il qualifie à juste titre de « théâtre documenté ».

Ces deux heures, qui peuvent être éprouvantes, très éprouvantes même, nous montrent certes le monde tel qu’il ne va pas, mais également nous permettent d’établir d’une certaine manière des passerelles entre les motivations des humanitaires et des gens de théâtre.

Oui, on ressort secoué des ateliers Berthier, mais le théâtre, ça sert aussi à ça !

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