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Les créanciers

(c) Photo Y.P. -

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C'était la dernière créance,

Et le noir sur la scène est tombé.

Et là, une ovation et de multiples bravi ont salué une heure et vingt minutes de bonheur théâtral !
Une leçon !


Il n'est pas souvent donné de redécouvrir une pièce, un texte.
Il est assez rare, dans un huis clos, de recevoir un moment dramaturgique d'une telle force, d'une telle puissance.
C'est ce qu'hier soir, j'ai ressenti à la première de ces « Créanciers ».


« Les créanciers », pour être exact. Avec l'article défini devant, parce que l'on sait qui ils sont, ces gens qui vont régler leurs comptes.


Ce qui se joue, dans cette œuvre du dramaturge suédois, c'est la prise de conscience de la dette, en matière amoureuse.
Que dois-je à l'autre lorsque je l'aime, que me doit cet autre ? Oui, lorsque l'on aime, on devient débiteur.


Et bien entendu, la dette, ce compte-là, doivent être parfois soldés. Lorsque l'on n'aime plus, ou bien lorsque la jalousie, la possessivité s'installent.

Et puis, ce que je donne à l'autre, n'est pas ce que j'aimerais me donner, également ?


Strindberg fait se débattre ses personnages avec tous ces éléments de réflexion, toutes ces questions.
Tekla a épousé en seconde noces Adolf. Son premier mari, Gustaf, vient régler ses comptes, en rendant jaloux son successeur, sans se faire connaître.


Il y a dans cette pièce une dimension brutale, cruelle, voire monstrueuse.
Tout ceci sera exposé de nature quasi clinique, comme si nous observions des cobayes dans un laboratoire de recherche où l'on pratique des expériences scientifiques.


« Tu vas assister à la dissection d'une âme humaine », fait dire Strindberg à l'un de ses personnages.
C'est ici la grande force du travail d'Anne Kessler, qui elle aussi, dissèque non seulement le caractère monstrueux, mais également le côté paradoxal de tout ceci.


En effet, le dramaturge se garde bien de remettre en cause ou en question l'amour. Il dit « simplement » que dès que l'on aime, il faut donner, et le plus souvent courir à sa perte.

 

La metteure en scène qui une nouvelle fois nous prouve son attachement à cet auteur nordique, nous démontre ici sa très grande maîtrise de la direction d'acteurs.
C'est un bonheur que de voir évoluer Melle D'Hermy, et Messieurs Sandre et Pouderoux.


Tout ceci est millimétré, d'une infinie délicatesse et en même temps d'une incroyable puissance.

Tour à tour, une grande sensualité ou une vraie tension nous prennent véritablement aux tripes.
Melle Kessler réussit de mieux en mieux à traduire sur un plateau, à partir d'un texte (ici les belles traduction et adaptation d'Alain et Guy Zilberstein) les passions des âmes mais également celles des corps.
Des corps qui se se frôlent, s'étreignent, s'embrassent, mais qui également se bousculent, s'empoignent avec une grande violence. Parfois, nous assistons à une véritable chorégraphie.


La distribution, qui sur le papier, m'a d'abord étonné, se révèle être d'une grande cohérence et d'une réelle cohésion. (Réussir un « casting », oser, c'est aussi la marque d'un bon metteur en scène...)
 

Didier Sandre, de sa voix reconnaissable entre toutes, nous donne un moment délicieux de jeu et d'interprétation. Le comédien est encore et toujours prodigieux de présence, d'épaisseur et d'intensité dramatiques.
Il nous fait beaucoup rire (car on rit aussi, dans cette pièce, c'est une tragi-comédie, insiste l'auteur.) en proférant des horreurs. Anne Kessler a réussi à faire émerger l'humour noir, la féroce causticité du texte.


Sébastien Pouderoux quant à lui est parfait de fragilité et d'ambivalence, dans ce rôle difficile et exigeant. Il n'en fait jamais trop, le curseur est à sa juste position.


Adeline d'Hermy m'a ravi grâce à sa large palette de jeu, et grâce à toutes les émotions qu'elle parvient à dégager de sa partition. Certes, elle est souvent ingénue, espiègle, rouée, mais elle est également bouleversante d'humanité.

 

Ainsi donc, je me répète, ces quatre-vingt minutes relèvent du bonheur.
Si vous n'avez pas encore votre place au Studio théâtre de la Comédie Française, ruez-vous toutes affaires cessantes sur votre téléphone.
Anne Kessler signe une version de ces Créanciers à l'image de la belle scénographie très éclairée de ce huis-clos : lumineuse, la version !

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